Galeries de la Cour des Jardiniers
J. Frans Krajcberg
"La révolte III", exposition hommage
Publié le 12/02/2018
Grand défenseur de l’art écologique, Frans Krajcberg s’est éteint en 2017. Le Domaine de Chaumont-sur-Loire se devait, par la présentation d’une de ses œuvres, de rendre hommage à cet artiste si profondément engagé dans la défense de la nature.
Sculpteur, peintre et photographe, Frans Krajcberg, né en 1921 en Pologne, arrivé au Brésil en 1947, après de nombreuses péripéties liées à la seconde guerre mondiale et un bref séjour à Paris, travaille sans répit au cœur de la forêt amazonienne et transforme les arbres brûlés en œuvres d’art. Il mène de front un double combat, artistique et écologique, contre ceux qui détruisent la nature. Il est le héraut de la conscience écologique du Brésil.
Sa découverte de la forêt amazonienne va définitivement asseoir sa vocation en le confrontant au “grand impact de la nature”. Cette dernière sera première source d’inspiration, et bientôt le sens même d’un art qui se fait combat pour la défendre avec acharnement. La prise de conscience de la déforestation par le feu sous la pression agricole, la dépossession des Indiens qui s’ensuit sont autant de moments fondateurs. Bientôt, il ne conçoit plus son art qu’en proximité directe avec la nature : que ce soient ses peintures qui prennent pour support des éléments végétaux, ses pigments tous naturellement issus de la terre brésilienne, ou ses sculptures réalisées à partir des bois brûlés récupérés dans les forêts calcinées, l’art pour Frans Krajcberg s’inscrit au cœur même de sa relation à la nature et des outrages qu’elle subit quotidiennement. (Un artiste en résistance - Claude Mollard et Sylvie Depondt).
Ses sculptures, de taille monumentale, sont faites à partir de bois “rescapés” des incendies de la forêt amazonienne : arbres meurtris par le feu, bouquets de lianes entrelacés, troncs de palmiers polychromes, écorces calcinées.
Selon Pierre Restany, ami de longue date de l’artiste, “leur vérité est celle de la nature dont ils proviennent directement et cette nature est un rappel à l’ordre moral de notre culture”.
Le travail de Krajcberg semble poursuivre une interminable quête dans son œuvre : faire revivre ce qui est mort. “Je suis né de ce monde qui s’appelle nature et le grand impact de la nature, c’est au Brésil que je l’ai eu. J’y suis né une seconde fois.” “Mes travaux sont mon manifeste. Le feu est la mort, l’abîme. Le feu m’accompagne depuis toujours. La destruction a des formes. Je cherche des images pour mon cri de révolte.”
“On a fait l’art pour le marché, mais pas pour accompagner la réalité du monde et l’évolution des hommes. Je ne cherche pas à faire de l’art, je cherche à m’exprimer et à crier, car je suis un homme révolté. On doit voir maintenant comment on détruit cette Amazonie et on la laisse détruire… Maintenant, on fait disparaître l’Amazonie. Ce sont des restes de l’Amazonie que je montre.”
REPÈRES BIOGRAPHIQUES
Frans KRAJCBERG
POLOGNE
1921
Naissance de Frans Krajcberg à Kozienice en Pologne, dans une famille juive de petits commerçants. Il est le troisième d’une fratrie de cinq enfants. Sa mère, Bina Krajcberg, responsable nationale du parti communiste polonais est fréquemment emprisonnée. Il passe une partie de son enfance chez son oncle. Il entre dans les jeunesses communistes à l’âge de 13 ans.
1939-1945
Sa mère est pendue dans la prison de Ramdam, près de Varsovie, le jour de la déclaration de guerre. Il rentre à Kozienice sans trouver trace de sa famille. Emprisonné dans une église, il s’évade avec d’autres polonais et rejoint l’Armée Rouge. A Vilnius il rencontre Anilewich, qui mènera l’insurrection du Ghetto de Varsovie. Malade, il est hospitalisé à Minsk et commence à peindre pendant sa convalescence. A Léningrad, il entre aux Beaux-Arts et mène parallèlement des études d’Ingénierie hydraulique. Il rencontre Natacha, sa première grande passion, qui meurt sous ses yeux, sur la route de Minsk, alors qu’ils se sont réfugiés dans la forêt pour échapper aux bombardements. En 1941, le Reich attaque l’U.R.S.S. Incorporé dans la Première Armée polonaise il est envoyé à Tachkent, en Asie Centrale. Il exerce le métier de contrôleur technique des barrages d’Ouzbekistan. En 1943, il intègre la Seconde Armée polonaise comme officier affecté à la construction des ponts. Il devient le pontonnier du Maréchal Joukov et est le premier militaire à entrer dans Varsovie libérée.
1945-1946
Sa famille a péri dans l’holocauste. Il jette les deux médailles décernées par Staline par-dessus la frontière tchécoslovaque. Arrivé à Stuttgart où il tente une dernière fois, mais en vain, de retrouver des survivants de sa famille, il étudie aux Beaux-Arts avec Willy Baumeister, qui avait été professeur au Bauhaus.
1947
Paris l’attire. Porteur d’une recommandation de Baumeister, il y rencontre Marc Chagall chez Fernand Léger qui l’héberge durant trois mois et organise son départ pour le Brésil. Il s’embarque avec la complicité d’une jeune hongroise qui joue sa fiancée mais l’abandonne sitôt débarqués. À Rio, il n’a rien pour vivre et dort sur la plage de Botafogo.
1948-51
À Sao Paulo, Francisco Matarazzo a ouvert le Musée d’Art Moderne. Embauché comme manutentionnaire, il fréquente les "peintres autodidactes" de la Família Artística Paulista : Mario Zanini, Volpi et Cordeiro… Il dirige l’accrochage de la Première Biennale qui consacre Max Bill, chef de file des concrétistes brésiliens. Il s’isole pour peindre à Itanhaem, un village du littoral dans la maison de Mario Zanini qui l’y rejoint régulièrement avec Volpi. Ses œuvres, sont exposées au Musée d’Art Moderne mais il ne vend rien.
1952-1956
À Porto Alegre, dans le Paraná, il entre pour la première fois en contact avec la nature brésilienne. Il est employé à assurer le contrôle de la protection des forêts. Il s’isole pour peindre dans la forêt et crée des objets artisanaux : poteries, azulejos, statuettes, natures mortes et végétaux. En 1955 il ne supporte plus de voir les forêts du Paraná partir en fumée. Sa propre maison dans la forêt est anéantie dans un incendie. Il rentre à Rio où il partage un atelier avec Franz Weissmann et peint des Samanbaias, réminiscences du Paraná. Il expose conjointement avec Milton Dacosta et Maria Leontina à la Petite Galerie.
1957
À Sao Paulo, la Biennale consacre Pollock. Krajcberg remporte le prix du meilleur peintre brésilien. Subitement célèbre, il vend ses toiles et revient à Paris. Il va désormais partager sa vie entre la France et le Brésil.
1958
Il reçoit la nationalité brésilienne, mais la critique brésilienne reste dure à son égard. Au Brésil, il réalise ses premières sculptures dans le Minas Gerais. À Paris, il plonge avidement dans le débat intellectuel et artistique de la fin des années 50 : guerre d’Algérie, crise de l’École de Paris, et polémiques de l’Abstraction. Il cesse de peindre intoxiqué par la peinture, fait des collages et des xylogravures sur papier japonais. Il réalise ses premières "empreintes directes" de bois, selon la technique du papier moulé.
1959
À Ibiza, il commence à photographier la nature. Il réalise ses premières "empreintes de rochers et de terres" et des tableaux avec des éléments naturels. Il rencontre le critique Pierre Restany qui écrit La nature est son atelier. Empreintes directes, assemblages ou traitements scénographiques… il est un précurseur marginal de l’arte Povera et du Land Art. Il part en Amazonie pour la première fois.
1960-1961
De retour à Paris, il expose ses travaux à la Galerie du XXème siècle et rencontre Michèle, avec laquelle il vit durant quatre ans. Dubuffet, qu’il admire, apprécie ses matières. Braque le prend en amitié. Ils collaborent pour deux lithographies. Il fréquente, l’avant-garde du Nouveau Réalisme, s’intéresse à l’Op’Art et au cinétisme. Alors qu’il est fait citoyen d’honneur de Rio de Janeiro, dont il reçoit les clefs, San Lazzaro, qui dirige la galerie et la Revue du XXème siècle, l’accueille dans son exposition Reliefs. Il se lie d’amitié avec le photographe-reporter Roger Pic qui habite allée du Montparnasse. Il fait un deuxième voyage en Amazonie.
1964
La Biennale de Venise consacre ses "tableaux de terres et de pierres". Invité dans le Minas Gerais, il rentre au Brésil et s’installe à Cata Branca. Les champs de minerais de fer lui offrent des pigments purs. Il réalise ses premières sculptures et macrophotographies où terre et colle mêlées sont appliquées sur papier, séchées au soleil, puis redessinées.
1965-1966
Zanini lui parle de Nova Viçosa où un projet pluridisciplinaire regroupe artistes et intellectuels comme l’architecte Niemeyer et le chanteur Chico Buarque de Hollanda. Séduit par la forêt et le bord de mer, il construit son premier atelier sur les plans de Zanini et s’y installe.
1967-1970
À Paris, il rapporte sa vision de Minas, abandonne ses tableaux de pierres et commence ses ombres découpées, assemblages de bois naturels (lianes ou racines de palétuviers), teintés, sur lesquelles joue la lumière. Il épouse Alba, une jeune brésilienne originaire de Bahia, fille de riches médecins de Salvador. Étudiante en histoire de l’art, elle accomplît une thèse sur Kandinsky. Le couple se sépare trois ans plus tard.
1972-1974
À Nova Viçosa. Il réalise ses premiers "bois polis", assemblages de bois morts dont il dégage des lignes architecturales : arbres creux ou palétuviers, dévorés de lumière. Il dessine sa maison dans l’arbre, flanquée d’une sculpture Mémoire à la Destruction. Face à l’océan, il photographie ses sculptures sur le sable pour capter l’ombre et la lumière. Les "empreintes de sable", moulages réalisés directement sur la plage à marée basse, deviennent des estampages de papier blanc, retravaillés avec des pigments naturels. Avec Pierre Restany il voyage à travers le Minas Gerais et le Piauí.
1975
À Paris, les débats suscités par son exposition au Centre national d’Art Moderne Georges Pompidou, alors en préfiguration, le confortent dans sa volonté de défendre la nature menacée. C’est la première exposition organisée sous le libellé du Centre Pompidou. Le futur bâtiment est encore en construction. Il rencontre Claude Mollard, alors secrétaire général du Centre Pompidou.
1976-1978
Il embarque pour le Mato Grosso en Amazonie avec Sepp Baendereck rencontré l’année précédente. Ils partagent la même passion pour la défense de la nature et resteront liés par cette cause jusqu’à la mort de Baendereck en 1989. Ils feront ensemble trois expéditions amazoniennes. (1976-77-78) et trois voyages au Mato Grosso (1985-86-87). En 1978, Pierre Restany remonte avec eux le Rio Negro. Pendant le voyage, il rédige le Manifeste du Naturalisme Intégral ou Manifeste du Rio Negro dans lequel il explore sa propre vision de l’art confrontée à l’esthétique "alternative" de Krajcberg. De son côté tourne un film projeté lors des débats organisés à Rio, São Paulo et Brasília lors du lancement du Manifeste qui déclenche la polémique.
1979-1984
Installé à Nova Viçosa il commence ses empreintes végétales polychromes. Il abandonne les "ombres découpées" pour réaliser de monumentaux "tressages de vannerie", inspirés de l’artisanat local. Il rassemble des morceaux de nature pour leur redonner vie.
1985-1987
Au Mato Grosso il fait un long reportage photographique sur les incendies de forêts "queimadas" auxquels se livrent les grands propriétaires pour défricher les terres. Il rapporte des palmiers desséchés dont il réalise plusieurs ensembles de sculptures, ses "conjuntos", bâtons de pluie ou totems, qu’il rassemble en forêts. Il publie son livre de photographies Natura. Il commence ses "bois brûlés".
1988-1995 :
À Séoul, il participe au symposium sur l’environnement avec Images de mes Révoltes. Ses "bois brûlés" sont des stèles, des sirènes d’alarme. En Roumanie, il participe avec d’autres artistes au mouvement "Médecins sans frontières". À Moscou il est invité au Congrès International d’Écologie. C’est la première fois qu’il revient en Russie depuis ses études aux Beaux-Arts de Leningrad. Ses "écorces brûlées", rehaussées de matières font écho à ses "bois brûlés". À Rio, Il expose Imagens do Fogo au Musée d’Art Moderne dans le cadre de la Conférence mondiale des Nations Unies sur l’Environnement "Eco 92". À Rio Branco, dans l’état de l’Acre, il photographie la forêt dévastée et ramasse des éléments épars qui lui serviront pour ses sculptures. Il tente de convaincre les agriculteurs de renoncer à abattre les arbres. Menacé, il manque de se faire tuer à plusieurs reprises. La Mairie de Curitiba et le Gouvernement du Paraná lui dédient un Espace et élèvent un monolithe à son nom. Il rencontre le "cacique" amérindien Raoni et s’engage pour défendre la cause des amérindiens d’Amazonie.
1996
À Paris, l’exposition Villette-Amazone à la Grande Halle de la Villette, véritable manifeste pour l’environnement, sous la responsabilité de Jacques Leenhardt et de Bettina Laville présente plusieurs de ses œuvres.
1997-2003
Il aide son ami Roger Pic dans la sauvegarde du passage du Montparnasse, lieu de mémoire pour de nombreux artistes du XXème siècle. Il le convainc de faire une donation de ses œuvres à la Ville de Paris. Roger Pic meurt en 2001. Pierre Restany, devenu vice-président de l’association du Musée du Montparnasse, qui regroupe les occupants du passage, meurt à son tour en 2003. L’exposition Art et Révolte organisée dans le nouveau Musée du Montparnasse rend hommage à son œuvre. Plusieurs lieux à son nom sont inaugurés. Il donne des sculptures à la Ville de Paris. Elles sont désormais exposées dans une ancienne galerie qui prend le nom d’Espace Krajcberg. Situé à quelques mètres de son propre atelier, c’est un endroit privilégié qu’il partage avec sa forêt de 10 ha à Nova Viçosa. A Curitiba, au Paraná, un musée portant son nom est ouvert dans le jardin botanique. À Nova Viçosa, il s’active à la construction de bâtiments pour accueillir sa fondation "Art et Nature" et sort la deuxième édition de son livre Nature et Révolte.
2005-2007
À Paris, c’est l’année du Brésil en France. La Ville de Paris organise une grande exposition dans le Parc de Bagatelle dont elle célèbre les cent ans d’acquisition. Dialogues avec la Nature rend hommage à l’artiste et au militant. Des débats franco-brésiliens sur le rôle des forêts urbaines et péri-urbaines sont organisés. Paris, Rio et São Paulo y participent activement. C’est pour lui l’occasion de lancer son Cri pour la Planète. Une sculpture en bronze est installée sur la place de la Vache Noire, à Arcueil. Son œuvre est présente, à l’Ambassade du Brésil, dans l’exposition Entre Deux Lumières – artistes brésiliens en France.
2008-2012
Bahia lui décerne le titre de "Citoyen Bahiano". Il publie un livre de photos Queimadas sur la déforestation, soutenu par le Gouvernement. Il est présent dans l’exposition O Grito – Ano Mundial da árvore au Palacete Das Artes Rodin. À São Paulo, il expose au Parc Ibirapuera, reçoit le prix de la Meilleure Exposition de l’Année par l’Association de Critiques d’Art et obtient le titre de "Citoyen Paulistano ". A Gifu au Japon, Il reçoit le prix Enku de Sculpture. À João Pessoa, son œuvre est présente dans Natureza Extrema pour l’inauguration du Musée de Estação Cabo Branco. À Paris, il reçoit la Médaille de Vermeil de la Ville de Paris pour l’ensemble de son œuvre.
2016
À São Paulo, il est l’artiste d’honneur invité à la 32ème Biennale.
2016-2017
À Paris le Musée de l’Homme expose ses œuvres dans un parcours artistique qui irrigue l’ensemble des salles permanentes récemment reconfigurées. Rencontres et débats sur son œuvre sont organisés. L’Espace Krajcberg accueille des performances et les travaux des chercheurs du Musée de l’Homme.