Le Pouvoir des fleurs par Coline Serreau
Le pouvoir des fleurs nous renvoie au slogan des années 70, à la révolte d'une génération contre un monde en guerre, celle du Viêt Nam, queue de comète de la décolonisation, mais aussi contre les guerres qui avaient martyrisé deux fois le 20ème siècle.
Cette lutte peut paraître désuète aujourd'hui, mais le début du 21ème siècle nous montre que la guerre, quoique prenant des formes neuves, sournoises, larvées, nous menace plus que jamais.
Les humains ont de tout temps célébré la beauté des fleurs à la mesure de leur reconnaissance pour leur utilité : elles attirent les insectes pollinisateurs, elles sont le futur de la graine, l'espérance de la fécondité, la promesse du fruit, elles nous nourrissent, nous habillent, nous abritent, tout ce que nous sommes vient de la graine, puis de la fleur.
Quand on voit la vidéo de ces malheureux jardiniers chinois obligés de polliniser chaque fleur de leurs arbres fruitiers au coton-tige, car les abeilles avaient été anéanties par les tonnes de pesticides répandus dans les vallées, (un homme pouvant polliniser quelques centaines de fleurs par jour, alors qu'une colonie d'abeilles peut, elle, polliniser quatre à cinq millions de fleurs par jour), on mesure la puissance de ce que la nature nous donne gratuitement et la stupidité de ceux qui ignorent ce don et détruisent les fleurs sur lesquelles ils sont assis !
Et puis la fleur vit, se transforme, devient sèche, toujours aussi belle, elle revient à la terre en mourant, et la féconde encore, la prodigieuse variété de ses formes, de ses couleurs, de ses parfums, ses vertus médicinales, sont tellement éloignées des parois lisses, froides et hygiéniques des ordinateurs, tablettes et téléphones qui envahissent nos vies et de la production industrielle d'objets clonés !
Quel bonheur de tenir dans ses mains une fleur sauvage qui ne dépendra jamais du bon vouloir d'une connexion internet, qui poussera si elle veut, quand elle veut, si on la soigne, si on l'aime, si la terre est bonne et la graine fertile, si le temps le permet, bref en dehors de nos arrogances et de nos volontés de puissance, et seulement si nous coopérons bien avec elle.
Toute l'histoire de l'art, de la décoration à l'architecture des palais, en passant par les cathédrales et les réverbères parisiens où s'enroulent des guirlandes de lierre et des feuilles d'acanthe, les piliers du Palais des Doges de Venise, disent la vénération des grandes civilisations pour ce que nous donne la nature.
Les salles des musées du monde sont remplies de femmes aux seins abondants nourrissant des bébés joufflus, entourés de fleurs.
Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, il a été de bon ton d'éradiquer dans l'art tout ce qui pouvait ressembler à du féminin, à de la nature, à de la grâce, comme il a été de bon ton de détruire la terre en voulant la dominer.
Ce qui me plaît tant ici à Chaumont, c'est que dans cet endroit dirigé par une femme qui connaît bien l'art, qui apprécie la modernité et les expériences les plus novatrices des créateurs, cette femme ait le courage de célébrer les artistes, femmes et hommes, qui savent ce qu'ils doivent au monde végétal, au jardin, au féminin.
Et le succès incroyable du festival de Chaumont, qui mêle jardins, patrimoine et art contemporain, qui parvient à rassembler, dans le plaisir, les connaisseurs les plus pointus et un public nombreux, populaire, local autant qu'international, c'est bien le signe que le pouvoir des fleurs, au sens propre comme au sens figuré, avec tous ses symboles, il faudrait vraiment qu'il advienne dans notre société.