Sophie Zénon
"L’herbe aux yeux bleus"

Depuis plus de vingt ans, Sophie Zénon s’attache à rendre visible notre rapport intime et collectif au passé, interrogeant notre mémoire et le passage du temps. La mémoire des paysages est un motif récurrent dans son travail, notamment des paysages de guerre ces dix dernières années. De Verdun, ses ruines glorieuses (2013) aux Dormeurs de la forêt (2022), en passant par L’homme-paysage (2015) et Pour vivre ici, le végétal dans ses différentes expressions (les arbres, les plantes, les fleurs) est une thématique centrale, constitutive de son univers ; il y apparaît tour à tour supplicié, marqueur de l’histoire et de ses traces, fragile mais toujours nourricier et renaissant.
Réalisé entre 2020 et 2023, L’herbe aux yeux bleus1 marque une nouvelle étape dans ses recherches, en s’attachant aux plantes dites obsidionales. L’adjectif obsidional vient du latin obsidionalis, signifiant « qui concerne le siège militaire ». Les temps de guerre et de troubles s’accompagnent d’immenses mouvements de troupes, de cohortes, de populations réfugiées. Ils sont aussi l’occasion d’introduction, volontairement ou non, de plantes nouvelles, non autochtones, par la croissance des graines contenues dans le fourrage des chevaux, dans les vêtements des soldats, sous leurs chaussures, ou encore de celle des plantes cultivées par les soldats eux-mêmes à des fins médicinales ou alimentaires.
Riches en symbolique et en poésie, ces recherches relativement récentes en botanique constituent une entrée originale pour dessiner en creux l’histoire d’un territoire, pour souligner notre lien à l’environnement, les influences réciproques entre humain et végétal, et pour aborder les migrations sous un angle particulièrement novateur. Associant ainsi des processus naturels et anthropiques, la recherche questionne les notions d’espèces endémiques et non-indigènes, de changement climatique, de mouvement à travers les frontières territoriales et politiques.
Pendant trois ans, Sophie Zénon s’est passionnée pour ces plantes au point de s’y consacrer totalement. En compagnie du botaniste nancéien François Vernier, spécialiste du sujet, elle a arpenté les terres lorraines, région d’Europe qui a connu aux XIXe et XXe siècles le plus de mouvements de troupes et de population. À ce jour, 21 plantes ont été répertoriées, venues de Russie, d’Allemagne ou encore des États-Unis, introduites durant les guerres napoléoniennes, de 1870, de 1914-1918 et de 1939-1945. Certaines se sont bien acclimatées au point de devenir invasives. D’autres ne doivent leur survie qu’aux soins apportés par des conservatoires botaniques. L’herbe aux yeux bleus relate cette aventure humaine et artistique, aux confins des arts et des sciences.
La série invite à un voyage dans les échelles croisées des temporalités et des espaces, envisageant le paysage comme un lieu d’expérience et de vie, déployant des formes d’attention en prise directe avec le vivant. Des empreintes de plantes (photogrammes) aux estampages de troncs d’arbres fusillés, en passant par des photographies de fleurs, d’écorces, de paysages jusqu’à la réactivation d’archives photographiques, l’approche plastique est plurielle, explorant concrètement et expérimentalement la nature et la photographie. Mobilisant ainsi plusieurs savoir-faire, elle s’articule selon différents protocoles, convoquant tour à tour le corps dans le paysage, les codes de l’herbier et le travail du geste à l’atelier.
« Attirer l’attention sur des plantes habituellement considérées comme insignifiantes, retracer leur histoire et par là celle des générations précédentes, créer un parallèle entre l’implantation d’espèces botaniques et les migrations humaines, sont autant de façons de créer un dialogue autour de problématiques contemporaines essentielles », explique l’artiste.
En tissant des liens entre différents domaines d’études et différents moments de l’histoire, L’herbe aux yeux bleus met ainsi en perspective notre époque et offre des outils pour mieux l’habiter.
1 L’herbe aux yeux bleus est le nom d’une plante introduite en Lorraine par les Américains pendant la Première Guerre mondiale, la Bermudienne des montagnes (Sisyrinchium montanum Greene). Ce travail s’appuie sur les recherches menées par le botaniste François Vernier en territoire lorrain.
REPÈRES BIOGRAPHIQUES
FRANCE
Née en Normandie en 1965, Sophie Zénon vit et travaille à Paris. Après des études d’histoire contemporaine, d’histoire de l’art puis d’ethnologie sur le chamanisme en Asie extrême-orientale (Mongolie, Sibérie) sous la direction de l’anthropologue Roberte Hamayon, elle initie sa pratique à la fin des années 1990 par des miniatures délicates de paysages réalisés en Mongolie. Dans ce pays qui la fascine pour le rapport intime de ses habitants à la nature et aux forces spirituelles qui l’animent, elle voyagera pendant plus de dix années. De 2008 à 2011, elle réalise plusieurs travaux en relation avec les questions de la représentation du corps après la mort (cycle In Case We Die).
À partir de 2010, elle commence un nouveau cycle, Arborescences, un essai autour du deuil, de l’exil et de la mémoire familiale, abordant la question du paysage, des liens unissant territoire, mémoire et construction de soi. Ses plus récents travaux (cycle Rémanences, depuis 2017) s’attachent à la mémoire des paysages et notamment des paysages de guerre sous l’angle du végétal tour à tour supplicié, marqueur de l’histoire et de ses traces, fragile mais toujours nourricier et renaissant.
Sophie Zénon intervient régulièrement au sein de l’université tel qu’au département Photographie Contemporaine de Paris 8 (Master dirigé par Michelle Debat, professeur en histoire et esthétique de la photographie) et à celui de Paris 1 Panthéon Sorbonne (Master dirigé par l’historien de la photographie Michel Poivert), dans des colloques (Gens d’Images, Les Rendez-vous de l’Histoire de Blois, DPMA ministère des Armées), ainsi que dans des séminaires à l’INHA (Institut national d’Histoire de l’Art).
Elle est représentée par la Galerie XII (Paris-Los Angeles).