Clark et Pougnaud
"Eden"
Quoi de plus naturel à Chaumont-Photo-sur-Loire que des "photographies-jardins" ? C’est ainsi que le duo Clark et Pougnaud qualifie les quatorze images formant la série Eden (2018), dévoilée en 2019 à la Galerie XII à Paris et dont huit d’entre elles sont montrées pour la première fois en musée à Chaumont-sur-Loire.
Parisiens liés à la côte nord-est des États-Unis, Virginie Pougnaud et Christophe Clark ont trouvé en Charente "le lieu idéal pour travailler en harmonie totale avec leur environnement". De cette "retraite artistique" est née une "saison au Paradis", non moins riche en visions hallucinées qu’une Saison en enfer (Arthur Rimbaud, 1873). Un éden souvent entre chien et loup, heure où les songes se lèvent ou retournent à leur source. Crépuscule du soir ou crépuscule du matin ? Le spectateur est libre d’imaginer l’histoire que les images se contentent d’indiquer. À propos d’une précédente série, Le Secret (2015), Clark et Pougnaud ne disaient-ils pas : "Nous jouons avec les spectateurs en leur proposant d’imaginer la photo qu’ils ne peuvent pas voir. La deuxième (invisible) ne peut qu’être évoquée mentalement" ?
Si l’Eden se situe, pour Clark et Pougnaud, dans l’entre-deux entre la nuit et le jour, c’est peut-être parce que leur retraite en pleine nature les a immergés dans un "silence" que ne connaît plus la ville. Or, dans le silence des bruits parasites, c’est tout le concert des petites voix de la nature qui se met à enchanter l’oreille, comme il se met à bercer celle de l’Enfant à la fin de la fantaisie lyrique de Colette et Maurice Ravel, L’Enfant et les Sortilèges (1925). Clark et Pougnaud le savent et nous l’assurent : "le vide est plein de promesses, l’absence est l’attente d’un retour, le silence est un murmure qui apaise, et, sous la banalité, se cache le merveilleux."
L’ombre éclairée où baignent ces visions nous invite à y plonger comme dans l’action jouée sur une scène. Théâtrale, la manière de Clark et Pougnaud l’est ostensiblement. Elle peintre, lui photographe d’origine, ils forment des images comme on compose un plateau de cinéma ou d’opéra. Dans de précédentes séries, tel Hommage à Edward Hopper, le processus commençait par la construction de maquettes, espaces au 1/12e où prenaient place les figures. Ici, la première étape, c’est la toile, peinte par Pougnaud. Après avoir pris le temps de sécher, elle est photographiée en fond de natures mortes encore palpitantes – c’est qu’elles viennent d’être glanées dans le potager. À bien y regarder, la lumière qui semble d’abord artificielle s’avère naturelle : c’est la toile de fond qui plonge l’image dans une nuit seconde. Il est toujours temps pour rêver. D’ailleurs, les titres des clichés y invitent : "Folle avoine" ou "Ombellifères" : ce pourraient être les noms de sylphes échappées de la suite de Titania, la reine des fées du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, devisant avec Fleur des Pois et Grain de Moutarde.
Hommage à la nature à leur porte, Eden ne rompt pas avec le goût de l’art caractéristique de Clark et Pougnaud. Hommages à l’histoire de la peinture (Hommage à Edward Hopper, 2000), du cinéma (Dorothy, 2000), de la peinture et du cinéma (Lost in meditation, 2009) : leur œuvre est une chambre d’échos culturels, mêlant sans a priori classique et pop. Témoin ici "La Rose", où l’on reconnaît entre autres : le motif inaugural de La Belle et la Bête de Madame Leprince de Beaumont (1757), réactivé au cinéma par Jean Cocteau (1946) puis les studios Disney : la main du père cueillant la rose ; l’horizon bleuté des peintres renaissants ; ou encore la main articulée d’un mannequin d’artiste, renforçant l’impression d’inquiétante étrangeté par le souvenir de La Poupée de Hans Bellmer (1935). Revient, à la fin, Harmonie du soir de Baudelaire (Les Fleurs du mal, 1857) : "Voici venir les temps où vibrant sur sa tige / Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ; / Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ; / Valse mélancolique et langoureux vertige !" Comme une confirmation des propos du duo : "Il y a souvent un malentendu sur nos photographies : l’apparente mélancolie est en réalité la source de notre bonheur."
REPÈRES BIOGRAPHIQUES
À la base de Clark et Pougnaud, duo formé en 1998, il y a Virginie Pougnaud, née en 1962, et Christophe Clark, né en 1963. La vocation artistique est pour eux affaire de lignées, de photographes chez Clark, de femmes peintres ou issues du théâtre chez Pougnaud. L’art du décor paraît inné chez elle, qui conçoit et réalise les maquettes photographiées par Clark dans leurs séries. En 2000, leur première série Hommage à Edward Hopper rencontre un succès immédiat : exposition à la Maison européenne de la photographie (MEP). Leur travail a été exposé dans de nombreux musées, dont le Musée d'Art Moderne et Contemporain de Strasbourg, le Musée des Beaux-Arts de Rouen et la Maison photographique de Lille. Brassant de multiples influences, picturales comme cinématographiques, avec un sens aigu de la dramaturgie, Clark et Pougnaud œuvrent en artisans de l’image, faisant de la patience un mot d’ordre de leur création. Chaque année, une série naît dans leur atelier, alliant généralement trois étapes : la scénographie, avec la construction de maquettes ou la peinture de décors, photographiés seuls ; la prise d’images des figures habitant la plupart des séries ; enfin l’insertion des figures dans le décor, jouant à la fois de moyens numériques et de techniques traditionnelles. Fidèles à leur vision, ni passéiste, ni technophile, mais composant un univers résolument onirique, Clark et Pougnaud sont des photographes recherchés et de précieux allumeurs de rêves.
Clark et Pougnaud sont représentés par la Galerie XII, Paris.