Raymond Depardon
"La ferme du Garet"
La série La ferme du Garet (1984), dont sont issues les photographies présentées au Domaine de Chaumont-sur-Loire, occupe une place singulière, intime et racinaire, dans l’œuvre de Raymond Depardon. Aujourd’hui, le témoin de la ruralité est familier à ceux qui fréquentent son œuvre. Après la parution de cette série en recueil en 1995 (Editions Carré, rééd. Actes Sud), on a pu voir la trilogie Profils paysans (2001-2008), partition à quatre mains avec Claudine Nougaret, lire La terre des paysans (Le Seuil, 2008), Paysans (Points, 2009), Rural (Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2020). Mais en 1984, lorsque Depardon retourne, objectif en main, dans la ferme de son enfance à Villefranche-sur-Saône, c’est un trait d’union inédit qu’il trace entre sa carrière et ses origines, grâce à une commande, la mythique Mission photographique de la DATAR (Délégation interministérielle de l’aménagement du territoire et de l’attractivité régionale).
Comme l’a rappelé l’exposition Paysages français. Une aventure photographique.1984-2017, à la BnF, vingt-neuf photographes sont alors choisis pour "représenter le paysage français des années 1980". "Héritière de projets emblématiques de l’histoire de la photographie, comme la Mission héliographique de 1851 commanditée par les Monuments historiques ou le projet de la Farm Security Administration (1935-1942) qui dresse un portrait de l’Amérique lors de la Grande Dépression", ou encore de "l’exposition New Topographics présentée en 1975 aux États-Unis, qui contribua à renouveler l’imaginaire du paysage américain en attribuant une place plus importante au quotidien et à l’ordinaire", la Mission marque l’entrée dans une nouvelle époque de la photographie comme du rapport aux territoires.
Raphaële Bertho, auteur de La Mission photographique de la DATAR, Un laboratoire du paysage contemporain (La Documentation française, 2013) et commissaire avec Héloïse Conesa de l’exposition de la BnF, souligne cette double importance, pour les arts et les politiques publiques. D’une part, "le début des années 1980 correspond à un tournant pour le champ de la photographie, qui intègre les institutions de l’art contemporain. […] La Mission photographique de la DATAR, en s’adressant à des photographes considérés comme des artistes et en revendiquant le statut d’œuvres des images, participe activement de ce processus de reconnaissance institutionnelle." D’autre part, elle "s’intègre à un questionnement politique sur le territoire qui s’articule au début des années 1980 autour de la notion de paysage", "chargeant les photographes de rendre intelligible une expérience sensible tout en renouvelant la perception du territoire, en leur demandant explicitement de recréer une culture du paysage en France."
Au grand reporter et documentariste, la commande de la DATAR offre l’occasion de retourner dans la ferme de ses parents. Cheminement intime et démarche d’intérêt public se mêlent. Portrait du lieu d’une enfance, après la mort du père dont l’absence creuse l’image ; portrait "d’un lieu comme on en voit plein en France", témoin des bouleversements des "Trente Glorieuses" : "Quand vous êtes sur l’autoroute A6, face à une grosse zone commerciale, durant quelques secondes, vous pouvez voir un groupe de maison entourées d’acacias. C’est le vieux quartier du Garet", écrit Depardon (La ferme du Garet, 1995). D’un côté, un jardin secret livré en confidence, le cahier d’un retour à une terre natale, entrelaçant au portrait de lieu le récit d’une vocation. De l’autre, un document sociologique, géographique, politique, par lequel Depardon entend, à ses commanditaires, "montrer ce que vous les aménageurs avez fait de la ferme de mes parents", et interroge : "Hier, c’était la campagne, aujourd’hui, c’est la périphérie de la ville. Et demain ?"
Près de quarante ans nous séparent de ces images, autant qu’entre elles et le Garet des premiers souvenirs de Depardon. De part et d’autre, métamorphoses et persistances. Ni recherche nostalgique d’un paradis perdu, ni portrait-charge d’une terre dévastée, La ferme du Garet a l’épaisseur de sens de la poésie. Peu de signes sur ces images, mais des traces éparses. Privée de distractions, l’attention se porte sur les matières : poli de la toile cirée, caresse des rideaux au crochet, soleil dans le creux de la cour, fugacité d’une ombre – sa mère. Le regard devient tactile. "Moi j’avais le souvenir que je ne regardais pas. J’avais du mal à regarder", confie Depardon. "L’appareil m’a forcé à regarder." À notre tour, le vide apparent peut nous apprendre à voir. Depardon suggère un moyen, l’imagination : "J’essaie d’encadrer le réel devant moi. Il n’a souvent que peu d’intérêt en réalité. Il faut que je rêve !" De là l’intérêt toujours renouvelé qu’éveille cette série anti-spectaculaire, qu’on croit connaître et qu’il faut redécouvrir par des accrochages, des lectures originales, telle en 2020 celle de Jacques Rancière dans La Chambre (Atelier EXB).
La ferme du Garet parle à Chaumont autrement qu’ailleurs ; chaque fois un pan de voile est soulevé, toujours loin d’épuiser le sens. Les images invitent à observer leur silence. Entrons.
REPÈRES BIOGRAPHIQUES
Cadet d’une famille de cultivateurs, Raymond Depardon naît en 1942 à Villefranche-sur-Saône. Il y fait ses débuts avec l’appareil photo de son aîné. Monté à Paris, entré à l’agence Dalmas en 1959, il multiplie les reportages, dont celui qui lui vaut un nom, dans le Sahara. En 1966, il participe à la fondation de l’agence Gamma. À Prague en 1969, il filme son premier court-métrage, hommage à Ian Palach. En 1974, à la tête de Gamma, il tourne un premier long-métrage en suivant la campagne de Valéry Giscard d’Estaing. Dans les années 1970, il parcourt le Tchad, sur les traces de l’otage Françoise Claustre. En 1978, il entre chez Magnum et apprend à "photographier des gens dans la rue". Notes paraît en 1979, inventant un nouveau rapport entre mots et images. Lien tel un fil rouge de la seconde partie de carrière, où le photojournaliste devient documentariste. En 1987, il épouse Claudine Nougaret, première cheffe opératrice du son en France. Dès lors, ils créent en duo, "bon équilibre entre entendre et regarder". Dans les années 2000, l’exposent la Fondation Cartier, la Maison européenne de la photographie, la Bibliothèque nationale de France, le Grand Palais, le Mucem. Les Rencontres d’Arles l’invitent comme directeur artistique en 2006. Il fonde le BAL, ouvert en 2010. En 2012, il réalise le portrait officiel du Président de la République, François Hollande. Parallèlement, l’œuvre ne cesse de grandir. Témoin de la ruralité comme du désert, des paysans et des nomades, des grands espaces et des enfermés, au cinéma comme en photographie, il est fidèle à ses fondamentaux : la rencontre et l’écoute.
Raymond Depardon est représenté par la Galerie RX, Paris.